« L’Heptalogie de Hieronymus Bosch » / le projet de Rafael Spregelburd
C’est en découvrant, fasciné, la représentation des Sept Péchés capitaux de Jérôme Bosch au musée du Prado à Madrid que Rafael Spregelburd a eu l’idée de produire sa propre version de cette oeuvre. Il s’est aussitôt attelé à la tâche avec pour objectif d’illustrer à sa manière ce qu’il considère comme l’équivalent contemporain des sept péchés capitaux. À la clef, un ensemble ambitieux – encore inachevé – de sept pièces de théâtre intitulé Heptalogie de Hieronymus Bosch.
Dans cette série, La Estupidez (La Connerie) occupe la quatrième place, après Le Dégoût, L’Extravagance, et La Modestie.
Marcial Di Fonzo Bo, qui connaît bien l’auteur, a eu la riche idée de mettre en scène, avec Elise Vigier, ce texte décapant. La création s’est déroulée au Théâtre National de Chaillot à Paris en mars 2008 permettant au public de découvrir un jeune dramaturge de trente-huit ans encore jamais joué en France . Et c’est heureux car le théâtre de Rafael Spregelburd ne ressemble à aucun autre.
Visions d’un monde survolté
Pour commencer, tout se passe non loin de Las Vegas dans des chambres de motel. Cinq comédiens y interprètent à un rythme d’enfer vingt-cinq personnages tous très agités. Le talent de Spregelburd tenant notamment dans sa capacité à mélanger les formes, à jongler avec des genres très différents. Du mélodrame dans un esprit sitcom au road movie, de Pinter à Tchekhov avec un détour par Quentin Tarantino, on est emporté dans un maelström étourdissant. À sa manière, Rafael Spregelburd met en scène le chaos, c’est-à-dire un monde en dérive qui n’est plus soutenu par une force centrifuge. « Où est la déviance quand il n’y a plus de centre ? La transgression est-elle encore possible quand il n’y a plus de loi fondatrice ? », s’interroge-t-il notamment.
La Estupidez (La Connerie) a dépassé toutes les limites…
par Rafael Spregelburd
Quatrième pièce de l’Heptalogie de Hieronymus Bosch, située exactement dans son centre, elle représente, je crois, son point le plus haut.
La Estupidez ne connaît pas de mesure. Sa durée inhabituelle (plus de trois heures dans la version argentine à toute vitesse), sa référence au cinéma, sa trompeuse apparence de vaudeville, son odeur de pop art, son extension infinie quel que soit le champ théorique où l’on veuille l’inclure font de cette oeuvre la plus démesurée de mes écrits.
Dans une époque où tout s’appauvrit, et dans un pays où tout rétrécit, La Estupidez est l’explosion insensée mais articulée d’un moteur en pleine ébullition, et – dans son harmonieux déséquilibre – elle est insaisissable, grossière, baroque, et cherche à abattre tout préjugé que mes acteurs ou moi-même aurions pu avoir concernant les limites de ce qui est jouable au théâtre.
Format de road-movie, mais inconfortablement théâtral, et statiquement circulaire : un voyage sans kilomètres dans lequel cinq acteurs sont hyper-exploités par une seule structure narrative.
Mais ce n’est pas de la forme dont je veux parler ici. Je préfère parler de son origine. Et pourquoi pas aussi, commettre l’erreur de m’orienter tendancieusement vers son contenu, terrain des plus marécageux qui soient.
Vers l’an 2000, quelques minutes avant la fin du millénaire, j’ai rencontré, plus au moins par hasard, les membres d’un groupe d’études trotskystes. Ceux-ci éditaient alors une publication où ils reproduisaient leurs débats et analyses politiques. Je leur ai dit que je voulais recevoir la publication et, à ma grande surprise, ils m’ont demandé pourquoi. Je n’étais pas habitué à cette question comme réponse. A la différence d’autres formations de gauche, toujours avides de diffuser leurs journaux et de gagner des adeptes provenant de tous bords, les gens de Piedra étaient plus intéressés – j’imagine, dans un moment d’arrêt d’une tristesse extrême et lucide – par l’idée de préserver une connaissance. Loin de la propagande et plus proches de la réflexion, je suppose qu’ils économisaient – avec raison – leurs journaux artisanaux. Je suis sûr que là se trouve l’origine de Finnegan. Et celle de cette pièce
. Ce sont de temps stupides, que se passe-t-il avec la raison quand personne n’est capable de bien l’écouter ? Se déforme-t-elle, s’adapte-t-elle ? Seulement afin que QUELQU’UN soit capable de la percevoir ? Ou est-il préférable de la conserver pure, dans l’attente optimiste d’un temps meilleur ?
Il va sans dire que, pour des raisons strictement théâtrales (de perfides raisons ludiques), notre Finnegan est loin d‘être le héros que Piedra, et que notre époque, réclament. Quoique je n’en sois pas tout à fait sûr non plus. La parabole qui se ferme avec Finnegan est aussi erratique que le robinet du pauvre Donnie Crabtree.
J’ai l’intuition que les eaux souterraines de cette comédie indéfinissable coulent sur un lit d’énorme angoisse. L’angoisse a pris ici la forme de la dispersion. Si, comme le prévoit la branche pessimiste des théoriciens du chaos, il résulte que l’état du plus grand équilibre vers lequel tendent tous les systèmes est un état d’inanité et de froide quiétude, que l’entropie est une force incontestable, et que le monde a tendance à se dissoudre dans le hasard, alors je dois dire que cette pièce sympathique est fidèle au monde. Le récit tend vers la dispersion : l’architecture catastrophique de cette histoire succombe à la friction de ses propres éléments, et – pourquoi ne pas le dire – à la collision non nécessaire avec des éléments étrangers au système. L’anecdote des brosses à dents (évidemment tirée d’une légende urbaine répandue) est là pour en rendre compte. Mais il existe aussi, parmi les théoriciens qui étudient le destin entropique du monde, un regard optimiste. Je sais que cet autre point existe. Et je sais qu’il est fascinant. Et bien que j’y adhère en principe, je n’arrive jamais à le comprendre complètement.
C’est pourquoi La Estupidez oscille de manière schizophrène entre la tragédie essentielle (ah, destin de l’homme) et la catastrophe pure.
Rafael Spregelburd
ENTRETIEN AVEC MARCIAL DI FONZO BO
Qui est l’auteur de ce texte débridé ?
Rafaël Spregelburd est un auteur de ma génération. Il a 37 ans et vit à Buenos Aires. Il a déjà une notoriété internationale, mais n’avait encore jamais été monté en France. Il fait partie de la nouvelle génération d’auteurs argentins qui réunit également Javier Daulte (Besame mucho programmé dans Mettre en scène 2002) et Alejandro Tantanian, auteur, metteur en scène et chanteur. Ils ont d’ailleurs écrit ensemble une pièce à trois mains, La escala humana (A l’échelle humaine).
Quel est le propos de La Estupidez ?
Rafaël Spregelburd a écrit une quinzaine de pièces. La Estupidez fait partie d’un ensemble de sept pièces écrites d’après les sept péchés capitaux. Pour lui, dans un monde où il n’y a plus de centre, il faut questionner les valeurs qui fondent la société. La Estupidez (La Connerie) répond directement au péché de l’avarice. Il y est surtout question d’argent.
Les autres oeuvres ont pour titre Le dégoût, La Modestie, L’Extravagance, La Panique, La Paranoïa, la septième , L’entêtement est à venir.
(La Paranoïa, créée en octobre 2009 au Théâtre National de Chaillot, est actuellement en tournée dans une mise en scène de Marcial Di Fonzo Bo et Elise Vigier)
Comment peut-on caractériser son écriture ?
Les pièces de Rafael Spregelburd témoignent d’une recherche théâtrale, de la volonté d’explorer de nouvelles formes et de proposer une dramaturgie d’aujourd’hui, qui nous parle directement. Il n’est pas seulement dans une recherche poétique de l’écrit, et contrairement peut-être à la tradition française du théâtre qui part du texte, de l’œuvre du poète, son écriture est étroitement liée à un travail de plateau. En ce sens il est dans ce théâtre post-moderne et contemporain qui utilise les signes d’aujourd’hui et qui campe des personnages d’ici et maintenant. Il est énormément inspiré par le cinéma américain, en particulier des réalisateurs comme Tarantino, les frères Cohen ou encore Robert Altman. Il a aussi adapté au théâtre l’écrivain américain Raymond Carver.
Quel est le principe de narration de La Estupidez ?
Ce sont cinq histoires qui s’enchevêtrent, qui avancent parallèlement. Cinq acteurs endossent les vingt-cinq rôles. Il y a là quelque chose de l’ordre du marathon, quelque chose d’impossible, et de très jouissif, très généreux. C’est un texte qui recèle une vitalité incroyable, une folie sans borne. Très drôle aussi. Ce pourquoi figurent dans la distribution des comédiennes comme Karin Viard et Marina Foïs qui ont cette capacité à placer le rire à un endroit où il n’y a jamais de facilité.
Y avez-vous trouvé une résonance avec Copi pour qui vous avez une prédilection particulière ?
Leurs univers poétiques ne sont pas du tout semblables. Mais ce qui pourrait leur être commun, c’est un certain culot, la volonté de transgresser, de rester éveillé.
Propos Recueillis par Raymond Paulet