DERNIERES NOUVELLES DE MATADEROS
Un chantier argentin de Marcial Di Fonzo Bo et de Matthias Langhoff
1.
Dans les pays du sud, on voit souvent d’étranges maisons achevées-inachevées. Deux ou trois étages habités, avec des façades peintes, proprettes et agrémentées d’un jardin devant leur porte. Mais en lieu et place du toit sont juchés, sur les angles des murs, des piliers de béton brut à l’armature dénudée et hirsute. On contemple avec étonnement ces maisons habitées et finies, qui n’en restent pas moins des chantiers en cours. Nulle catastrophe, manque d’argent ou arbitraire d’une quelconque administration n’est à l’origine de ce type de construction. Les maisons sont ainsi prévues : finies, mais tout à fait disposées, si cela devait s’avérer nécessaire, à recevoir un nouvel étage. Lequel ne se finira pas davantage par un toit que le précédent. La beauté de ces maisons réside dans cet espoir visible : un chantier sans fin.
2.
Au début, il y a eu une tournée à Buenos Aires. J’avais adapté pour la scène la Colonie pénitentiaire de Kafka et l’avais montée avec Marcial dans le rôle principal. Je ne savais pas grand chose sur l’Argentine. Je connaissais le Mexique, Cuba, et le Brésil, et je m’attendais à ce que Buenos Aires me rappelle Rio, La Havane ou Pueblo. J’avais entendu parler de la terreur et des meurtres commis par la junte militaire au pouvoir dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Je connaissais les artistes argentins exilés, qui avaient réveillé la culture parisienne, mourant à petit feu au milieu de ses grandes gueules. Je connaissais Peron et son populisme, un admirateur de Mussolini de la famille des socio-fascites, et Evita, sa femme, que j’imaginais être une blanche-neige latino-américaine. Je suivais avec enthousiasme la coupe de monde de football. J’adulais Maradona et vomissais ces bouchers de généraux qui, rayonnant de bonheur, interprétaient allègrement la victoire de l’équipe d’Argentine comme une génuflexion du monde entier devant eux. Je pleurais ces jeunes argentins massacrés sur le sol inhospitalier des Malouines par la sanglante Margaret Thatcher, sous les vivats britanniques, dans un combat pour une cause absurde. La Colonie pénitentiaire de Kafka, cœur exotique d’une lointaine culture d’au-delà des mers : voilà comment je me figurais l’Argentine sous la botte de la dictature. Mais Buenos Aires n’était pas la ville que j’attendais. La terreur n’était pas oubliée, les mères de la place de Mai se rassemblaient toujours pour protester contre une injustice qui ne s’effacerait pas. Mais Buenos Aires n’avait rien d’exotique ni de dépaysant. C’était une grande ville, vivante, tout à fait européenne, seulement plus vivante, plus jeune, plus intelligente, plus curieuse que l’Europe vieillissante. J’avais l’impression de retrouver ici les traces de ma vie, l’histoire de mes ancêtres, les pages du calendrier, les dates, les cartes routières, les panneaux indicateurs et les patronymes que j’avais perdus sur le continent qui était le mien.
3.
Un dimanche à Buenos Aires. Une amie actrice de Marcial nous a invité à dîner chez elle. Son mari nous a préparé l’“Asado“ sur le grill, dans le jardin. La viande, les saucisses et les tripes rôtissaient délicatement sur les braises de charbon de bois. A table, nous avons parlé de théâtre. Elle du sien, nous du nôtre. Une seule et même chose. Nous mangions, nous n’arrêtions pas de manger. Jamais de ma vie je n’ai mangé pareille quantité de viande. Les steaks n’étaient pas saignants, ils étaient tendres, parfumés et parfaitement cuits à point. Depuis ce jour, je connais la saveur que peut avoir la viande. Ce fut un choc culturel. Ce repas reste dans mon souvenir comme certains paysages, ou comme les trois ou quatre représentations théâtrales qui sont gravées dans ma mémoire. Je comprenais enfin pourquoi l’Europe affamée après la dernière guerre mondiale s’était jetée si aveuglement dans les bras de l’Argentine et s’était entraînée à danser le tango ; pourquoi Madame Peron ensorcelait toutes les cours et tous les palais présidentiels avec son charme de pute ; pourquoi une chape de silence avait recouvert le fait que l’Argentine serve de nouvelle patrie aux fascistes en fuite ; pourquoi la junte militaire assassine était respectée comme facteur de stabilité et comme partenaire commercial ; on voulait une chose, on avait besoin d’une chose : la viande.
4.
En 2002, Marcial m’a donné à lire un monologue de Rodrigo Garcia, intitulé « Borges ». Après un succès en Avignon, auquel Marcial n’était pas étranger, Garcia était très en vogue auprès de la critique française et par voie de conséquence de ses lecteurs que sont les directeurs de théâtre, papillonnant à la recherche d’idées. Marcial avait envie de jouer un autre texte de Garcia, j’avais pour ma part envie de comprendre ses textes indigestes. Je ne savais pas si l’effet que produisait Garcia était dû au caractère provocateur de son travail scénique ou à ses textes, qui se cachaient derrière cette provocation. Ou aux deux. Et comme, en ce qui me concerne, je ne connais pas d’autre chemin pour résoudre de telles questions que de monter moi-même un texte ; et comme un projet avec un seul acteur n’était pas trop cher et, donc, aux yeux de directeurs de théâtre qui sont des esprits libres, doté d’une grande valeur artistique et d’avant-garde, les circonstances étaient favorables à la réalisation du projet. Le sujet de Garcia, son compatriote Jorge Luis Borges, écrivain, bibliothécaire, penseur universel et cosmopolite, me renvoyait à un autre pan de l’histoire argentino-européenne. Borges, le visionnaire aveugle, enterré à Genève où il termina son existence, était l’une des idoles de ma génération. La lecture et l’admiration de ses récits fantastiques étaient quasi-obligatoires. Pour une certaine gauche européenne révoltée, les textes de Borges étaient une carte de visite qui ouvrait la porte des salons. Je ne sais pas pourquoi, sans doute par une méfiance innée et exagérée à l’encontre de toutes les modes, idéologies et religions, de tous les mouvements de masse y compris intellectuels, de toutes les adorations et cultes de toute sorte, je n’arrivais pas à m’enthousiasmer pour Borges. Je parcourais ses livres et ce que j’y lisais, je m’en rendais bien compte, faisait partie de ce qu’il était bon de connaître pour suivre les conversations, mais malheureusement cela ne m’intéressait pas. A première vue, le texte de Garcia m’a semblé un règlement de compte un peu grossier avec Borges. Avec la personne, et non avec son œuvre. J’ai lu ce monologue comme un pamphlet quelque peu infantile, avec des traits blasphématoires, qui certes m’amusait mais me dégoûtait aussi. J’ai lu alors Borges une nouvelle fois et j’ai vu qu’il méritait d’être lu. Le texte commençait à s’ouvrir à moi différemment, et d’une façon très intéressante. Le sujet de ce monologue n’est pas Borges. Il s’agit d’un autoportrait extrêmement poétique, où Borges n’apparaît que comme référence et comme maître en écriture hermétique de ce texte furieux. Le portrait psychologique que Garcia trace de cette personne, qui n’est autre que lui-même, est sans concessions, étonnamment honnête et en recherche. Une variation sur le docteur Faust de Goethe qui, invocant l’esprit de la terre pour se mesurer à lui, obtient la réponse suivante : « Tu égales l’esprit que tu comprends, moi, tu ne m’égales pas ». Après quoi, et suite à son suicide manqué, Faust signe un pacte avec le diable. Garcia parle de quelqu’un qui ne peut exploiter son talent comme privilège exclusif. Quelqu’un qui cherche son alter ego adulé, veut se cramponner à lui et, une fois repoussé par celui-ci, éclate dans une rage aveugle. Tout ceci en liaison avec un pays, une ville, une famille et un représentant de ce pays, de cette ville, de cette famille. Seule issue pour échapper à l’abrutissement redouté : quitter le pays, la ville, la famille ; sans oublier, mais immunisé contre toute nouvelle influence, emprise ou dogme. Enfin être en mesure de mieux discerner l’idole. Sauf que celle-ci était là avant lui, sa voix a déjà marqué le territoire qu’il convoite. Même la place au cimetière. Son départ n’est donc pour lui qu’une forme de retour à la maison. Ce qui reste, c’est attendre ce qui vient. Abandonner le principe d’espoir. Et voir ce qui se passe.
5.
Et puisque l’auteur n’a aucune importance dans sa propre œuvre, étant toujours incorporé dans celle-ci ; et tout comme, après sa disparition dans le mythe, il ne reste rien de Prométhée, lui qui soi-disant a offert le feu aux hommes pour les mobiliser contre les dieux, rien d’autre que le lieu de son martyr, majestueuses montagnes du Caucase qui méritent toujours d’être gravies et découvertes ; de la même façon il n’est resté, entre Borges et Garcia, que ma curiosité pour l’Argentine, pour Buenos Aires, pour son histoire. Nous avons lu le rapport des expériences subjectives de Garcia enchâssé dans des instantanés de l’histoire argentine, la terreur de junte, l’enthousiasme footbalistique au stade de Boca, la guerre pour les Malouines et bien d’autres choses. Le monologuant gagna un personnage, une histoire et un cadre de jeu très argentin. Un rêveur au travail dans un abattoir de la boucherie de son père. Un blesseur blessé.
6.
C’est Marcial qui a eu l’idée de poursuivre, plutôt que de s’arrêter. De mettre sur pieds un chantier. De demander à des auteurs de Buenos Aires de la même génération que Garcia qui ne partaient pas, qui restaient, malgré la récente catastrophe économique et financière, qui ne fuyaient pas vers des horizons où la viande argentine était encore abordable, de leur demander, donc, s’ils voulaient bien écrire quelque chose pour nous. Un monologue ou une pièce à un personnage, qui porte un autre regard sur Buenos Aires, reflète d’autres expériences, sensations, espoirs ou déceptions, inspire la nostalgie ou qui, tout simplement, soit un texte écrit à Buenos Aires. Borges devait aussi y jouer un rôle ; mais cela ne devait pas être une obligation. Dans le grand magasin du théâtre, Marcial et moi cherchions un endroit pour pouvoir continuer à nous rencontrer, sans devoir nécessairement fabriquer toujours de produits finis. Nous nous sommes mis en chemin sans temps ni espace.
7.
Dans notre recherche, nous sommes tombés sur le texte d’un auteur argentin déjà mort. « L’enfant prolétaire », d’Osvaldo Lamborghini. Le meurtre sexuel d’un enfant prolétaire par un groupe d’élèves de bonne famille. Un texte sombre et cruel. Poétique et douloureux. Un texte écrit comme du Pasolini, mais plus distancé. Le texte de Lamborghini, que nous avons inclus dans notre projet, est une réponse et une suite au premier texte publié par un auteur argentin. « El Matadero / L’abattoir », de Esteban Etchevarria, paru en 1840. L’histoire d’un meurtre politique sous le règne de terreur du général Rosas, peu après la révolution de mai 1810. « El Matadero » est considéré comme le texte fondateur de la littérature argentine. C’est aujourd’hui encore le nom du quartier des abattoirs à Buenos Aires.
« Dernières Nouvelles de Mataderos » est le titre de notre projet.
La suite, c’est à Marcial de la raconter. / Matthias Langhoff
8.
Après la rencontre avec Rodrigo Garcia, je me suis senti plus proche de l’Argentine.
Et c’est avec plaisir que j’ai été rattrapé par des souvenirs d’enfance.
Jouant à nouveau en espagnol, parcourant les villes d’Espagne en tournée, la ville de Buenos Aires, où je suis né, était chaque fois plus présente dans mon esprit.
J’avais vu à Paris quelques nouveaux films argentins et la découverte d’une nouvelle génération de cinéastes me donnait encore la profonde intuition que « quelque chose » était en train de se passer maintenant, dans ce temps de reconstruction après le désastre économique de 2001. J’ai eu envie d’y retourner
9.
Arpentant la ville, fréquentant les théâtres, retrouvant quelques amis : en quelques semaines j’ai rencontré un nombre considérable de créateurs. J’ai trouvé, dans la ville, une énergie débordante. Une conviction rare que quelque chose devait enfin changer. Les gens de théâtre continuent de travailler avec rage et obstination, malgré des conditions très difficiles, ils accumulent plusieurs emplois alimentaires pendant la journée. Plus de 200 spectacles se jouent à Buenos Aires chaque soir.
C’est ainsi que j’ai rencontré Daniel Veronese. J’ai assisté chez lui (dans son salon) aux répétitions de sa dernière création « Les Biodrames », une sorte de dogme entre plusieurs écrivains : prendre la vie de quelqu’un, de n’importe qui, et en faire une pièce pour le théâtre.
Deux autres pièces de Daniel se jouaient à Buenos Aires : « Femmes rêvèrent des chevaux » et « Open House » J’ai également vu sa mise en scène de « Drames Brefs » de Philipe Minyana, ce qui fait quatre pièces à l’affiche à lui seul. J’ai découvert une quantité incroyable de nouvelles salles alternatives, des hangars, des garages, des usines, transformés en salle de spectacle et en ateliers de travail.
Daniel fut d’accord d’écrire pour le projet. J’ai également rencontré Javier Daulte dont j’ai vu la dernière création « Le vol du Dragon ». J’ai retrouvé chez lui le même besoin de s’approcher du réel, en revenant avec distance et dramaturgie, à une certaine forme de naturalisme. Le projet l’a séduit aussi et quelques mois plus tard, il nous livrait un monologue : « Masse », le récit d’un jeune homme amoureux d’une vendeuse des CD, qui finira par la tuer.
La journée, je lisais les dernières parutions ; le soir, je les entendais dans les salles.
Ainsi, je suis tombé sur un texte magnifique « Un moment Argentin » de Rafael Spregelburd. Je l’ai rencontré, nous avons beaucoup discuté de l’actualité, de son choix de rester en Argentine malgré la crise. De comment donner une réponse artistique à une réalité difficile. Il préparait sa dernière pièce, un feuilleton théâtral de plus de quinze heures. Il fut d’accord pour qu’ « Un moment Argentin » fasse partie de notre « chantier ».
11.
Alejandro Tantanian répond, de façon radicale et avec un certain baroque, à la même obsession : éveiller les esprits. Je le connaissais par quelques unes de ses pièces que Françoise Thanas m’avait passées, et de l’avoir croisé à Paris.
Très vite il s’est mis à écrire. Il voulut que je participe à l’écriture, en me demandant de faire quelques séances de travail ensemble. Nous nous sommes rencontrés plusieurs fois à Buenos Aires pour échanger des idées, nous nous sommes baladés dans les rues, nous avons parlé de chose et d’autre. Le travail du peintre Daniel Santoro, « Le manuel de l’enfant Péroniste » est devenu une source d’inspiration.
C’est alors que Muniequita est devenue une métaphore du pays, une synthèse de son Histoire. Son corps comme un champ de bataille. Un corps qui se fragmente en quête d’unité. La mémoire d’un pays volontairement amnésique. Alejandro s’est amusé à convoquer les protagonistes de l’Histoire de l’Argentine en leur donnant la parole : José de San Martin, Manuel Belgrano, Juan José Castelli… tous ces héros de l’Indépendance dont nous apprenions par cœur les exploits à l’école. Impossible d’échapper à l’incroyable histoire du cadavre d’Evita.
J’avais mis en scène à Santiago du Chili, en 2001 « Eva Peron », la pièce de Copi avec Alfredo Castro dans le rôle titre et une distribution entièrement masculine.
12.
Evita est l’une des personnalités les plus emblématiques de notre Histoire qui, encore un demi-siècle après sa mort, produit de forts sentiments de passion et de haine. Un personnage controversé, sanctifié par les masses et répudié par les grandes familles de la bourgeoisie Argentine.
Née Eva Duarte en 1919 dans une petite ville de province, elle monte à la capitale vingt cinq ans plus tard pour devenir actrice. En 1945, le général Juan Domingo Perón est emprisonné dans l’île Martín García, et sa future épouse organise une manifestation sur la Place de Mai pour demander sa libération. Elle l’obtient grâce au soutien de milliers de péronistes et devient en l’espace d’un jour l’emblème de leur cause. Elle s’appuie alors sur son idéologie nationaliste de justice sociale pour aider les pauvres. Une majorité péroniste étant obtenue lors des élections, elle se découvre une mission non pas personnelle, mais collective et concrétise le pouvoir sous la forme de l’action solidaire. Elle dénonce l’hypocrisie et les privilèges de la classe politique en Argentine. Alorsqu’elle n’occupe aucune fonction officielle dans le gouvernement, le général Peron lui donne des pouvoirs supérieurs à ceux des institutions d’Etat. De santé fragile, elle dépasse ses forces dans sa volonté de s’imposer. Elle meurt d’un cancer le 26 juillet 1952 à l’âge de trente trois ans, et devient une légende. Quelques années plus tard son cadavre embaumé disparaît. Commence alors une enquête macabre qui suit les traces du corps d’Evita en Espagne, aux quatre coins de l’Argentine, dans des endroits insolites et sordides.
On dit même qu’il a été caché derrière l’écran d’un cinéma de banlieue où l’on projetait les grand films américains des années cinquante…
13.
De retour en France et encore en tournée avec Garcia, je continuais à travailler avec Alejandro par courrier, pendant que Matthias commençait sa maquette du décor.
On a retourné la boucherie du « Borges », et construit la chambre froide attenante comme décor pour Muniequita.
Avec Coralie B. on a travaillé dans l’urgence pour mettre en place la production.
Le Théâtre National de Toulouse nous a accueilli quatre mois plus tard et en à peine vingt jours, nous avons donné forme à cette « Muniequita ».
Le texte de Alejandro fut un matériau à partir duquel nous avons travaillé la version scénique. Le texte ici publié est le fruit de ce travail.
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Pour revenir sur cette collaboration avec Don Matthias Langhoff, je dirais que dans sa conception même ce « chantier » est aussi l’expérimentation d’un nouveau fonctionnement dans la production et la réalisation de spectacles.
En France on programme souvent deux, voir trois ans à l’avance, ce qui peut tuer le désir de création. Il me semble essentiel d’insister sur le mouvement inverse : laisser place à l’improviste. Les structures françaises de création sont certes des outils magnifiques, mais à l’intérieur de ces organismes
la bureaucratie prend le pas sur l’artistique la plupart des fois.
Les budgets destinés aux artistes représentent un faible pourcentage du budget total, une nouvelle politique de consommation culturelle fait loi, détournant leur mission première : être au service de la création, des créateurs.
« Dernières nouvelles de Mataderos » est en devenir.
Sa forme et son fonctionnement devront s’adapter selon les nouveaux projets. Le collectif des Lucioles, producteur du projet, travaille dans ce sens depuis bientôt dix ans, privilégier la liberté de mouvement et l’esprit d’adaptation.
D’autres auteurs nous rejoindrons, un film sera réalisé à Buenos Aires avec des acteurs argentins et français. Les textes de Javier Daulte, Rafael Spregelburd et Osvaldo Lamborghini seront peut être créés la saison prochaine, ou celles à venir.
Autant de nouvelles pièces pour cette maison dont parle Matthias et que nous construisons désormais avec de nouveaux amis.
Marcial Di Fonzo Bo
A Marcial Di Fonzo Bo
Cher Marcial,
Nous sommes le 30 avril et je suis donc dans la banlieue de Buenos Aires, dans le quartier des Mataderos, à dix-neuf kilomètres au nord de l’Obélisque, comme tu me l’avais dit. Il est huit heures du matin, le soleil brille déjà. Les meuglements des bœufs qui vont à l’abattoir transpercent l’air. Le chauffeur de taxi qui me sert de guide parle un anglais encore plus précaire que le mien. Mais nous arrivons malgré tout quand même à nous comprendre. Il est très aimable, comme la plupart des Argentins que je rencontre, bien que très fatigué. Pour faire vivre sa famille, il travaille plus de 14 heures par jour. Les gens paient lourdement les conséquences de la grande crise du dollar. Je lui ai demandé à quel endroit précisément on abat les bœufs. Et il m’a répondu qu’un camion de bétail avait eu un accident près de Rosario, et qu’il avait basculé dans le fossé ; que les gens du faubourg étaient arrivés sur les lieux, qu’ils se sont précipités sur les bœufs qui erraient ça et là et qu’ils les ont abattus en pleine rue, découpant la viande des bêtes agonisantes. Tellement la faim est grande là-bas. Mais il me disait aussi à quel point il se réjouissait que la justice soit plus libre maintenant de poursuivre les crimes du passé. Et puis, il m’a parlé de Maradona qui a dû être hospitalisé à cause d’un infarctus, et de la foule qui se rassemble jour et nuit devant la clinique pour coller sur le mur des photos, des lettres, des poèmes, ou qui prie pour lui. Mon guide trouvait que moi aussi, je devrais y aller si j’ai le temps. Les Argentins aiment leurs dieux, et ils souffrent avec eux. Avant de nous quitter, nous nous sommes donnés rendez-vous dimanche à la Feria des Mataderos. Je me suis arrêté dans l’Avenida del Trabajo devant le commissariat 42, où Alberto Pites et la juive Nora Marx, et bien d’autres ont été séquestrés et torturés pendant plusieurs jours, parfois des semaines, du temps de la junte militaire. Le bâtiment est gris et discret. Encadré des deux côtés par des « frigorificos ». Dans le bus qui me ramène en ville en se traînant dans les colonnes de voitures, mes oreilles résonnent encore des appels rauques des bœufs, et je lis dans les récits de Kafka que j’ai pris sur moi : « Quatre légendes parlent de Prométhée : Selon la première, parce qu’il avait livré aux hommes le secret des dieux, il fut enchaîné sur le Caucase, et les dieux envoyèrent des aigles pour dévorer son foie qui repoussait toujours. Selon la seconde, Prométhée, sous les becs tranchants, s’enfonça de douleur toujours plus profondément dans le rocher, qu’il ne fit plus qu’un avec lui. Selon la troisième, sa trahison fut oubliée au cours des siècles, les dieux oublièrent, les aigles, et lui-même. Selon la quatrième, on se lassa de ce qui était devenu sans raison. Les dieux se lassèrent, les aigles se lassèrent, la blessure se referma, lassée. »
Matthias Langhoff, metteur en scène - 2004