La pièce L’Art de la chute de Sara Stridsberg s’inspire des relations entre Edith et Edith Bouvier Beals, mère et fille, qui, durant plusieurs années, vivront totalement recluses dans un immense manoir en délabrement au cœur d’East Hampton, la station balnéaire des riches new-yorkais.
Nous sommes dans un lieu au-delà du « normal », le lieu de l’enfermement où la vie de deux femmes est en cours, dans une attente constante, entre ennui et angoisse, et des scènes de querelles répétitives à en devenir absurdes.
La Mère (79 ans) et La Fille (56 ans), ayant autrefois fait partie du grand monde, vivent aujourd’hui recluses dans leur manoir de dix-huit pièces devenu taudis et infesté de mouches, de chats, de ratons laveurs. Toutes les deux vivent en dehors de la réalité. Marginales, anticonformistes, elles ne songent qu’à leurs ambitions artistiques auxquelles elles n’ont jamais renoncé et ne meublent leurs journées que de danses, de chansons et de disputes.
La Mère et la Fille sont en chute libre et vivent dans la décadence totale. Elles sont ruinées, l’électricité peut être coupée à tout moment. Mais là, dans leur propre royaume, elles rejettent d’un geste indolent les lois, les normes et chutent avec grâce.
Régulièrement, différents personnages (joués par un/e seul/e acteur/trice) viennent leur rendre visite : Jackie Kennedy, les frères Bouvier, un journaliste, un ministre de l’intérieur, des anciens amants. On navigue alors entre le rêve et la réalité.
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NOTE D’INTENTION
PIERRE MAILLET
L’art de la chute de Sara Stridsberg s’inscrit pour moi dans une continuité artistique réunissant des thématiques et des « genres » (dans tous les sens du terme) que je développe depuis la création du diptyque Little Joe New York 68 et Little Joe Hollywood 72 d’après la trilogie cinématographique de Paul Morrissey Flesh/Trash/Heat qui réunissait la plupart des « Superstars » de la Factory d’Andy Warhol.
Suite à ce diptyque, dans lequel j’interprétais déjà Holly Woodlawn, j’ai eu envie d’aller plus loin en adaptant sous forme de cabaret performatif son autobiographie A Low Life In High Heels sous le titre One Night With Holly Woodlawn.
Sa « Vie de merde en talons hauts » (traduction littérale du titre de son autobiographie) y était racontée sous la forme d’un cabaret inspiré des propres spectacles de Holly, à savoir un savant mélange de stand-up et de transformisme agrémenté de chansons plus ou moins bien chantées (d’après ses propres dires) le tout avec une sacrée dose d’humour et d’autodérision généreuse et libre.
Holly a fait ses premiers pas d’artiste de cabaret au Reno Sweeney, lieu nocturne mythique situé au 126 W. 13th Street à New York. C’est également là que Little Eddie Beale fera son spectacle en 1978.
Accompagnée par le pianiste David Lewis, le show (construit à peu de choses près de la même manière que celui d’Holly) mêlait des récits improvisés avec bien évidemment les chansons omniprésentes dans le film des Maysles dont le cultissime Tea For Two que chante notamment sa mère dans le documentaire.
Edith Beale au Reno Sweeney/L’art de la chute comme j’aime à le nommer se situera donc dans ce club-fantôme qui en son temps a accueilli de nombreux artistes de la « marge » (sociale ou genrée, voire les deux concernant Holly). Le point de vue de la pièce étant surtout mené par « Little Edie », c’est dans le cadre d’un Reno Sweeney réinventé qu’elle se jouera, Edie conviant sur scène l’équipe du cabaret (et donc du spectacle) pour jouer les autres personnages. Sa mère, bien sûr. Mais aussi le pianiste et les techniciens pour interpréter les différents rôles imaginés par Sara Stridsberg dans le corps d’un seul et même acteur.
Là, le transformisme suggéré par l’autrice se déploiera à l’échelle d’un lieu : le Reno Sweeney donc, et particulièrement le si bien nommé « Paradise Room », l’arrière-salle où les spectacles se jouaient. Inscrire la pièce dans ce lieu signifie pour moi que ce n’est plus la chambre ou la maison que la mère et la fille transforment en scène de représentation mais plutôt l’inverse, c’est la scène qui devient leur maison ou leur chambre : intime, folle et « théâtrale ». À leur image. Ce qu’on sait moins par chez nous c’est que le film « Grey Gardens » des frères Maysles a offert en 1975 la célébrité à ces deux personnalités qui font de leur « chute » une fierté, voire une provocation bien sentie à la face du monde « normal ».
Après la sortie du film et son succès, outre le spectacle de « Little Edie » à 60 ans passés, elles sont devenues des figures incontournables de la pop culture américaine. Après les jeunes gens « superstars » de la Factory de Warhol, ce seront ces 2 femmes « agées » donc « improductives » qui prendront le relais underground des années 70.
Aujourd’hui encore, leur influence ne se démentit pas. Que ce soit le milieu de la mode (Calvin Klein, Todd Oldham et Isaac Mizrahi s’inspireront ouvertement des costumes inventés par Edie, Richard Galliano créera même une collection inspirée de ses différentes tenues), celui bien sûr du cinéma (un remake de la chaîne HBO avec Jessica Lange et Drew Barrymore a été réalisé en 2009) ou celui de la musique (une comédie musicale à Broadway en 2006), elles sont également devenues des icônes queer (en 2010, Jeffrey Johnson, acteur transgenre, refera à l’identique le spectacle d’Edie). Il ne manquait plus que le théâtre pour rendre hommage à ces figures étranges et magnifiques, drôles et bouleversantes, anges et démons, miroirs réfléchissants d’une société malade, mais en musique et en rythme.
“Picture you upon my knee. Just tea for two and two for tea. Me for you and you for me alone. (…) Can’t you see. How happy we would be ?” L’art de la chute
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LE FILM GREY GARDENS
En 1973, les frères Maysles, cinéastes indépendants new-yorkais, se rendent à « Grey Gardens » pour y filmer Edith Bouvier Beale et sa fille Edith, deux Américaines du grand monde qui se sont progressivement marginalisées. Respectivement tante et cousine de Jackie Kennedy, elles vivent alors dans un manoir de 28 pièces en délabrement au cœur d’East Hampton, la station balnéaire des riches new-yorkais. Si le synopsis n’est au départ pas très vendeur – filmer deux femmes dans une maison de laquelle ne s’échappe que Little Eddie pour se rendre dans le jardin – les Maysles savent déjà qu’au terme de six semaines de tournage, ils repartiront avec un documentaire authentique, mais surtout mythique.
Sur les 28 pièces de la maison, seules 25 sont utilisées, les autres n’étant plus vraiment exploitables. Malgré le grand ménage de printemps opéré au début des années 70 par Jackie Kennedy, le désordre est omniprésent, si bien que les réalisateurs doivent, durant toute la durée du tournage, porter des protections autour des chevilles pour empêcher de se blesser.
Les deux femmes évoluent dans des petites pièces, se donnant quelque fois en spectacle – pour le plus grand bonheur des frères Maysles. Elles passent le plus clair de leur temps dans la « chambre jaune » où deux lits sont adossés au mur. Sur l’un s’amasse quantité de babioles, tandis que l’autre est presque toujours fait au carré. Le premier est celui de la mère, le deuxième celui de la fille.
Malgré un environnement surprenant, qui mériterait un film à lui tout seul, ce sont bien les deux femmes qui sont au centre du documentaire. Big et Little Eddie sont souvent en conflit, parlant en même temps et s’interrompant sans arrêt. Mais à y regarder de plus près, on observe un drôle de manège : un amour inconditionnel crève l’écran, ravivé par une admiration mutuelle aussi touchante que troublante. Si, plusieurs fois, la fille annonce qu’elle va quitter le domicile pour aller vivre sa vie ailleurs, elle ne le fera jamais, préférant rester au côté de sa mère.
À sa sortie, en 1975, le documentaire recevra les éloges de nombreux journaux et magazines. Tandis que le East Hampton Star écrit « Attendez d’entendre Edith Bouvier Beale, 80 ans, chanter “Tea for Two », le film promet de donner à Big et Little Eddie autant de place dans nos arts que Blanche DuBois a pu acquérir. », le Daily News qualifie le long-métrage de « portrait intense et intime. Richement humain et très émouvant. ».